• L'AUTRE

    Jean-Marc Jouffe 19 juin 2016

    L’AUTRE

    Quel autre? Entre altérité et aliénation

    Le mot “autre“, qu’il soit adjectif ou pronom défini, est terriblement ambigu. Car, jusqu’où c’est le même et à partir d’où c’est un autre? Par exemple, un mari, en conflit avec sa femme peut dire: « donnez m’en une autre! ». Que comprendre? il en veut une différente ou une de plus? Ou bien, une observation qui remarque : « elles ont toutes le même mari! » s’agit-il d’un mari semblable ou d’un seul mari pour toutes?

    En philosophie le concept d’ “autre“ est conçu d’une façon extrêmement naïve, comme préexistant à la relation instaurée avec lui. La psychanalyse, heureusement, considère l’ “autre“ comme résultant de la capacité de chacun à poser de l’altérité. Dans ce sens, chacun engendre l’“autre“, par une analyse implicite (inconsciente) de notre appartenance à l’espèce humaine.

    Par le décryptage de la notion « d’autre », je voudrais me livrer ici à une analyse critique rigoureuse de ce mot passe-partout, généralement utilisé sans discussion. Il ne s’agira pas seulement de précision de vocabulaire mais d’une élaboration conceptuelle qui restitue une profondeur dialectique à un mot utilisé quotidiennement “à plat“ et qui est la source des difficultés rencontrées dans l’analyse des phénomènes humains qui concerne les professionnels de la relation et du social.

    Il s’agira ici de comprendre que l’autre ne préexiste pas à la relation que chacun est capable d’instaurer avec celui-ci. Cet autre ne peut pas préexister à la capacité de poser de l’altérité. En ce sens, chacun « engendre l’autre », par une analyse implicite de son appartenance à l’espèce humaine, non plus comme soumission ou fatalisme au devenir vital, mais comme un rapport entre sujets ou entre congénères.

    Je chercherai à démontrer que l’humain possède (sauf pathologie) une double capacité (dialectique) d’émerger à l’autre et à l’autrui. En effet, de même que l’homme a la capacité de transformer son devenir vital en principe d’origination qui

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    lui permet de donner abstraitement au devenir, la cohérence d’une histoire (qui n’est pas seulement un destin ou une genèse). De même, en accédant à la maturité personnelle, l’humain sort de la grégarité animale (du côte à côte) pour accéder à un principe - purement abstrait - qui est le principe d’altérité. Ces deux principes: d’altérité et d’origination, permettent de substituer aux rapports naturels de la vitalité, des relations culturelles d’existence et de convivialité (la sociabilité).

    Pour comprendre ce dédoublement de la notion « d’autre » et ce qui fonde les « rapports entre sujets » ou entre congénères, il faut différencier ce que l’on appelle sexualité et génitalité. Car “l’autre“ positif, tel qu’il nous apparait dans la réalité, est le résultat du réinvestissement de la capacité d’altérité dans le “réel du sujet“. Nous ne pouvons donc pas en rester là pour donner tout son sens à “l ‘autre“ car cette notion recouvre ce que les manuels de sciences naturelles appellent “la fonction de reproduction“. Cette fonction présente deux aspects complémentaires (sexualité et génitalité) qui sont liés, pour l’un, à notre constitution d’être sexué, pour l’autre au fait que, comme tous les animaux, nous mettons des petits au monde. Ainsi, ce qui est en cause dans la question de “l’autre“, c’est d’une part la sexualité (qu’il ne faut pas confondre avec le désir qu’elle peut éventuellement inspirer et souvent appelée éros ou libido) et, d’autre part, la génitalité1.

    SEXUALITE et GENITALITE

    Nous allons examiner successivement ces deux aspects de ce qu’est “l’autre“ et nous l’examinerons comme la dialectique de LA PERSONNE à laquelle tout humain peut accéder (sauf pathologie) dans la mise en oeuvre du principe d’altérité.

    1 La différence entre sexuel et génital que nous ferons ici, de même que entre la génitalité et la paternité, va bien au-delà de la distinction que Freud en a fait: il pose une continuité du génital par rapport au sexuel comme un achèvement du développement psycho-sexuel de l’enfant. Ici, il faut concevoir que l’enfant possède d’emblée une sexualité infantile, comme Freud l’affirme, mais aussi une génitalité infantile. Son accès à l’autre passe par là! Freud illustre la disjonction pathologique du sexuel et du génital par l’homme qui ne peut désirer celle qu’il aime (femme idéale), ni aimer celle qu’il désire (la prostituée). Nous y apportons une analyse différente par la dissociation de la sexualité et de la génitalité par rapport au désir: l’analyse de la sexualité est une analyse différente de l’analyse du désir, car si l’homme peut désirer de la sexualité, il peut au même titre désirer de la connaissance, de l’art ou du chocolat. La faculté de désirer (ou de ne pas y arriver) est la même mais ne porte pas sur le même objet.

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    QUEL AUTRE?  2

    L’acculturation2 dialectique3 de la sexualité humaine aboutit à instaurer entre congénères des frontières qui n’ont plus rien à voir avec les partitions naturelles. Il existe évidement une part animale qui sépare les mâles et les femelles mais ce qui fait l’humanité est de ne jamais identifier l’homme au mâle, ni la femme à la femelle. C’est exactement pour cette raison que si nous sommes capable d’accouplement, comme les animaux, comme humains nous accédons à ce que l’on appelle l’alliance4. C’est pourquoi une union ou un mariage, même non-formalisé, n’est jamais un accouplement. Dans une société plus hiérarchisée, il était important de se marier selon “son rang“5 pour ne pas faire de mésalliance. Ce concept de mésalliance exprime précisément la différence entre l’alliance et l’accouplement et témoigne de l’importance de créer avec l’autre considéré comme égal, de l’appariement.

    Cette recherche d’unions équilibrées, dans les sociétés traditionnelle, doit être considérée comme l’archétype de toute relation à l’autre créatrice de ce que K. Marx a nommé “la classe“6. Il faut donner à ce concept toute sa dimension de processus classificatoire du social (le lien). Ainsi, la classe résulte de l’acculturation de la sexualité humaine qui permet d’instaurer entre soi et l’autre, du contrat plus ou moins explicite (ou du lien réciproque de parité).

    Concernant, maintenant, la génitalité qui désigne le fait de mettre des petits au monde, son acculturation dialectique permet d’instaurer entre les êtres humains une relation, non plus de parité, mais de paternité7 réciproque. Si cette paternité est l’autre aspect de la définition culturelle de la personne, elle est dégagée des

    2 L’acculturation est la transformation par l’homme de son animalité, qui lui permet, sans sortir de cette animalité mais en l’analysant, d’accéder à la culture.

    3 La dialectique est 1)- un processus implicite qui consiste, pour l’homme, dans un premier temps à nier ce qu’il a en commun avec l’animal pour accéder à un principe formel abstrait, puis, dans un deuxième temps, à nier cette négativité pour réinvestir ce principe formel dans son animalité.

    2)- une opposition binaire dans laquelle aucun des deux termes ne peut être séparé de l’autre.

    4 Par le principe de l’inceste, l’alliance consiste à substituer une sexualité de culture à la sexualité naturelle - l’accouplement entre mère et fils ou père et fille est possible naturellement.

    5 la hiérarchie des sociétés traditionnelles s’est sophistiquée dans une abstraction relative des rapports d’espaces, de temps et de milieux.

    6 L’erreur de Marx est de n’avoir envisagé ce concept que dans le cadre économique de la société industrielle de son temps

    7 ce concept de “paternité symbolique“ repris à la psychanalyse trouve ici une portée sociologique que Freud n’avait pas pressentie. Il est ici synonyme de métier.

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    conditions biologiques de la génitalité et ne saurait être ni masculine, ni féminine: la paternité est épicène8. Ainsi, émerger à la culture, et donc à l’humain, n’a pas de sexe.

    Ce qui caractérise la paternité ainsi définie, c’est qu’elle n’est pas d’emblée culturelle, contrairement à la parité: elle est à conquérir au terme d’une “éducation“. Il convient avec ce terme, de le distinguer de “l’élevage“. Dans la mesure où le petit d’homme, comme le petit d’animal, ne naît pas tout fait, ses géniteurs le forme en “l’élevant“. Cependant, s’agissant du petit d’homme, il convient de l’éduquer. La différence entre l’animal et l’enfant tient au fait que l’élevage de l’animal n’a aucune incidence sur la transformation de ce qu’il est naturellement, alors que l’éducation a pour but de le tirer9 de sa condition naturelle pour qu’il émerge à la personne, c’est à dire à la paternité. Ce processus éducatif, clairement identifié par les ethnologues, requiert dans les sociétés humaine une délégation parentale10. cette délégation peut prendre différentes formes plus ou moins complexes selon les sociétés : depuis l’oncle maternel dans la Rome antique, jusqu’à la création d’un corps d’instructeurs appelés “pédagogues“.

    Le dégagement de toute génitalité dans ce que l’on appelle l’éducation ne vise pas à instaurer un contrat avec l’autre (l’éducateur et l’éduqué) car il n’est pas encore un “égal“, mais elle s’adresse à l’autre pour qui l’éducateur agit. Cet autre pour qui nous agissons en lui rendant service, définit la contribution sociale à laquelle chacun aspire dans ce que l’on nomme le métier.

    Cette relation à l’autre qui est mise en oeuvre dans la paternité ou dans le métier, le pose comme un autrui11 qui peut accéder à la société. Par la capacité d’analyser la génitalité, l’humain peut poser de l’autrui, là où il n’y a, du point de vue de l’animal, qu’asservissement univoque du petit au géniteur (ou domination univoque du géniteur sur le petit). De la procréation à laquelle la préservation de l’espèce nous condamne (nous assujettis), par la capacité culturelle (l’analyse implicite de la génitalité), l’homme fait du petit, un enfant et de l’élevage de l’éducation. L’humain passe ainsi de la génitalité à la paternité qui permet d’accéder

    8 La paternité n’est pas plus l’apanage du porteur du phallus que de celle qui est supposée en manquer.
    9 e-ducere: tirer
    10 cette pratique est appelée l’avunculat (avunculus: l’oncle) par les ethnologues.
    11 altrui en latin, est le datif ou le complément d’attribution du mot alter et se traduit donc par « pour l’autre »

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    au service rendu, base de toutes les distributions de rôles et des emplois dans une société humaine.

    C’est ainsi que l’on peut expliquer l’aptitude à rendre à la Cité un service ou un métier comme un mission ou une responsabilité sociale que l’on appelle le “devoir“. Ce concept est souvent ambigu parce qu’il est pris comme une notion morale, alors que c’est un concept purement sociologique. Cette il se peut que la morale s’en mêle mais pour mieux le comprendre, il faut rapprocher le concept de devoir de la notion de “dette“ qui est une manière de concevoir une obligation sans y être obligé. Si l’humain assume cette obligation, c’est uniquement parce qu’il n’est pas un animal et qu’il accède à la paternité pour échapper à l’aliénation fondamentale. Il ne s’agit pas d’envisager le devoir par rapport à celui à qui « ont doit quelque chose », c’est à dire comme un créancier car cela supposerait que le créancier ( ou autrui) précède l’obligation que l’on contracte à son égard. Comme l’autre ne préexiste pas à l’alliance parce que c’est l’alliance qui fait le partenaire, de même c’est la dette qui fait le créancier et non l’inverse. La paternité étant un devoir social comme une dette dont l’humain cherche en permanence à s’acquitter en se donnant à lui-même des créanciers. C’est exactement ce que fait la personne qui cherche à se rendre responsable d’avoir fait des enfants et d’exister ainsi pour autrui et avec les autres.

    CONCLUSION

    Cette conception de l’autre qui vient résumer ce qu’est la personne humaine à la fois: de soi en rapport avec l’autre (l’altérité) et de soi en relation avec autrui (l’aliénation) est une double définition de l’être (définition ontologique) et du devoir- être (définition déontologique). Être soi c’est accéder à l’autre et l’autrui par réinvestissement du principe d’altérité dans la réalité du sujet.

    A partir de l’animalité ou de la nature constitutive de l’homme, où il n’y a que l’accouplement, d’une part, et domination du géniteur sur le petit, d’autre part, l’humain devient, dans la société qu’il contribue à constituer, à la fois partenaire et acteur. Partenaire par l’acculturation de la sexualité qui substitue le lien ou l’alliance, à la complémentarité naturelle des sexes. La complémentarité naturelle subsiste

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    mais c’est en la niant relativement que nous établissons non-plus des complémentarités mais des parité.

    L’humain devient acteur puisque, de la procréation il fait de la paternité et de l’élevage, il fait de l’éducation, archétype de toute relation sociale à autrui (le métier). Avec cette manière de comprendre l’autre, nous pouvons être à la source de

    tous les systèmes sociopolitiques en tant qu’ils sont, d’une part de l’appartenance contractuellement partagée (c’est l’identité), et, d’autre part, du service contractuellement consenti (c’est la responsabilité).

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